Il est mort le poète !
Ou le destin brisé d’Ernst Stadler, universitaire et poète allemand, Alsacien de naissance, de coeur et d’esprit.
Le 30 octobre 1914, au début de la guerre encore, meurt à Zandvoorde près d’Ypres en Belgique, le soldat allemand Ernst Stadler. Une déflagration d’obus l’a terrassé. Le cervelet mis à nu, le bras arraché, il succombe immédiatement. Ce n’est pas sur le front qu’il aurait dû être à ce moment-là, mais à l’université de Toronto au Canada, qui venait de lui offrir un poste de professeur associé en littérature. Il aurait dû démarrer ses cours le 1erseptembre. Ce n’est pas un fusil à la main qu’il se voyait, il y a quelques mois à peine, mais la plume féconde après son nouveau recueil de poésie, Der Aufbruch, paru au printemps, que la critique unanime avait salué. Avec ses contemporains, Georg Heym et Georg Trackl, il appartient à la fine fleur prometteuse de l’expressionnisme lyrique allemand. Poète et universitaire, c’est ainsi qu’il concevait son destin. Homme de paix, en outre, Alsacien de naissance, de parents allemands – le père était magistrat à la Cour- il a vu le jour à Colmar le 11 août 1883. Ce n’est pas sous des obus français qu’il pensait sceller son destin, lui, l’amoureux de la littérature française, familier de Balzac, d’Henri Régnier, de Charles Péguy et de Francis Jammes surtout, dont il vient de traduire des poèmes et notamment cette Prière pour aller aux paradis avec les ânes. C’est une communion profonde qui l’unit au poète pyrénéen, c’est une même éthique de l’humilité, une sorte de douceur franciscaine. Celle qui lui fit préférer, dans un admirable poème dédié aux représentations sculptées de la Synagogue défaite et de l’église triomphante sur le portail sud la cathédrale de Strasbourg, la première, « la vaincue, la repoussée » : Aber meine Seele, Schönheit ferner Kindertage/ und mein tief verwecktes Leben/hab ich der Besiegten, der Verstossenen gegeben. Lui, l’Allemand, n’a pas de haine au fond de son coeur. Dans son journal de guerre qu’on trouvera sur sa dépouille, il note, un soir d’août 1914, au moment où son régiment traverse la France : Ich grüsse Frankreich beinander mit solcher Erschütterung wie damals, als ich vor sieben Jahren zum ersten mal Paris sah. Ich denke kaum mehr das Krieg ist. Ich grüsse dich süsse Erde von Frankreich (Je salue la France avec le même ébranlement que jadis, quand il y a sept ans, je vis Paris pour la première fois. Je n’imagine pas pour autant que nous sommes en guerre. Je te salue douce terre de France).
Universitaire éminent
Ce fils du Reichsland était appelé à un grand avenir. Trois ans après sa naissance, son père est muté à Strasbourg où il occupera des fonctions importantes de conseiller de justice puis de conseiller au ministère d’Alsace-Lorraine. Il deviendra même, en 1909, administrateur de la Kaiser Wilhelm Universität. Ernst passe une enfance épanouie dans la Neustadt, tout près du palais universitaire où résident ses parents. Il poursuit de solides études au Gymnasium, puis à l’université de Strasbourg, plus doué pour les lettres que pour les sciences. En Faculté, il prend pour matière principale la langue et la littérature allemande et pour matière secondaire la philologie et la linguistique romane. Il excelle dans les deux et devient un spécialiste des littératures allemande, française et anglaise. En 1906, Stadler présente une thèse de doctorat sur les manuscrits du Parzifal de Wolfram von Eschenbach, poète épique allemand du Moyen-Age. Deux ans plus tard, il obtient son habilitation, à l’université de Strasbourg toujours, sur les traductions de Shakespeare par Wieland au XVIIIe siècle. Entre temps, il aura passé deux années à l’université d’Oxford pour parfaire ses connaissances linguistiques et s’approprier encore davantage l’oeuvre du grand auteur anglais. Pourtant, ce n’est ni à Oxford ni à Strasbourg qu’il entame sa carrière de professeur mais à Bruxelles, en 1910, où à l’Université libre, il est en charge de la section philologique allemande. S’il est mal payé, il voit dans cette nomination une exceptionnelle opportunité qui le rapproche de Paris et du monde culturel français. Qui plus est, il peut enseigner dans la langue française. Mais la culture anglaise le taraude autant. En 1912, il passe le baccalauréat ès lettres à Oxford. Il est devenu un spécialiste de la diffusion et de la réception des oeuvres de Shakespeare en Allemagne. Sa notoriété dépasse les frontières. Voilà qu’il est invité à enseigner à l’université de Toronto au Canada. Le 4 juillet 1914, le conseil de l’université libre de Bruxelles lui accorde son congé. Sa carrière est bien partie. Un mois plus tard, c’est la guerre !
Poète et d’avant-garde
Dans l’Alsace du Reichsland, Stadler est bien intégré. Tout comme son frère Herbert, Kreisdirektor (sous-préfet) de Guebwiller de 1913 à 1917. Non pas confiné, à l’instar de la plupart des professeurs d’université allemands, dans le ghetto de la Neustadt, obsédé comme la plupart des Alt-Deutsche par la germanisation des esprits alsaciens, mais ouvert, disponible, curieux de comprendre la singularité de la province où il est né. Il fréquente René Schickele, participe avec lui, Otto Flake et quelques autres dont Hans Arp, à l’éphémère et stimulante aventure du Stürmer, en 1902, revue d’avant-garde régionale, cherchant à susciter une renaissance culturelle, ni exclusivement allemande, ni exclusivement française, encore moins dangereusement régionaliste mais ouverte sur son temps, pleinement européenne, progressiste et médiatrice, animée par le geistiges Elsässertum, l’alsacianité de l’esprit, belle et éloquente formule dont il est l’inventeur en 1912, qui puise à la double source de la tradition romane et germanique pour la dépasser et l’élargir.
Mais ce théoricien tout universitaire qu’il soit est d’abord poète, déjà remarqué en 1904 quand est publié son premier recueil Praeludium, pas tout a fait accompli mais déjà prometteur, fortement marqué par l’esthétisme du Jugendstil, inspiré autant par Stefan George et Hugo von Hofmannsthal, influencé, en outre par le symbolisme français, celui d’Henri Régnier notamment. Stadler alors se cherche. Dix ans plus tard, il a trouvé sa voie quand parait en 1914 à Leipzig aux Editions des Weissen Blätter, son oeuvre majeure « Der Aufbruch » qui d’emblée le situe dans l’avant-garde poétique de l’époque. Celui d’un expressionnisme clair, humaniste et fraternel qui tranche avec celui plus noir, plus violent de ses contemporains Benn et Heym. Der Aufbruch, titre programme, titre prémonitoire, autant départ que brisure, ouverture qu’éclosion, écrit un an avant l’explosion. Une poésie qui rompt avec celle du terroir, célèbre la ville et sa réalité, en appelle à l’homme pour qu’il devienne essentiel, crie le désir de vivre et la certitude de la mort.
Etrange pressentiment
La certitude de la mort ? A défaut de savoir, il pressent. Il ressent et c’est là l’étrange et terrible vocation du poète. Toronto si proche, si loin. Une chimère désormais. La guerre l’a happé. Elle n’a rien à voir avec l’exaltation toute théorique qu’il avait pu ressentir dans ses poèmes d’avant : « Und herrlichste Musik der Erde hiess und Kugelregen /Et la plus belle musique de la guerre nous commandait une pluie de mitraille. Non, elle est atroce, elle est horrible. Homme de devoir, il la subit. Son journal atteste qu’il ne se laissa jamais gagner par l’euphorie guerrière. Sa correspondance le montre désemparé par la tournure des événements. Il ne se trouve aucune vertu guerrière quand bien même on lui décerna la croix de fer : « je me sens et je me souhaite d’autres buts dans la vie que celui de me faire mettre en pièce par un obus » écrit-il à son amie Théa Sternheim, début octobre. Le 30 octobre au matin, il tombe sur son ami Hans Koch, un ancien de l’époque du Stürmer. Celui-ci le trouve changé, oppressé, mal à l’aise. Il est comme ailleurs déjà. Se souvient-il de cette voyante consultée à Paris au moment de sa nomination à Toronto, début juillet ? Elle lui avait prédit qu’il mourrait dans l’année même. Son copain Koch le voit s’éloigner dans la grisaille, immobile et mélancolique sur son cheval. Trois heures plus tard, c’en est fait. Stadler a quitté ce monde comme ses contemporains Georg Trakl qui se suicidera quatre jours plus tard, et Georg Heym qui s’en était allé deux ans auparavant.
Le 5 septembre 1914 à Villeroy, au premier jour de la bataille de la Marne mourut Charles Péguy qu’autrefois Stadler avait traduit. Dès 1915, se répandit une histoire aussi belle qu’étrange. Les deux se seraient fait face et se seraient reconnus d’une tranchée à l’autre. Ils se seraient envoyé quelques mots griffonnés à la hâte. Stadler aurait proposé d’échanger par écrit leurs impressions. A quoi Péguy, qui n’avait pas compris l’intention de son homologue allemand, aurait répondu « mon ami, je ne vous comprends pas, mais je vous aime.» L’histoire fut racontée longtemps encore après la fin du conflit et reproduite à maintes reprises dans de très sérieuses revues littéraires. C’est une légende, bien entendu, mais que savons-nous du destin des poètes, que connaissons-nous de leur royaume ?
Pour en savoir plus
Ernst Stadler, Dichtungen, Schriften, Briefe. Kritische Ausgabe. Herausgegeben von Klaus Hurlebusch und Karl Ludwig Schneider, München, 1983.
Ersnt Stadler und seine Freundeskreise. Geistiges Europäertum zum Beginn des Zwangzigsten Jahrhunderts. Mit Bild und Textdokumenten dargestellt von Nina Scheider, Hamburg, 1993.
Adrien Finck, Littérature alsacienne XXe siècle, Strasbourg, 1990.
Jean Marie Gall, Ernst Stadler (1883-1914), poète et universitaire, natif de Colmar, Annuaire de Colmar, 1984.
Charles Fichter, Pour une autre histoire de la littérature alsacienne au début du XXe siècle, Strasbourg, 2010
GB, Saisons d’Alsace 58, 1914-1918, la grande guerre en Alsace, décembre 2013